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viendra que dix ans plus tard ; vous pourrez voltiger de la brune à la blonde et lorgner les femmes au spectacle sans vous faire pincer le bras jusqu’au sang.

Dans un autre moment, ces consolations sarcastiques eussent éveillé chez Dalberg ce sentiment de vanité et cette crainte du ridicule, si puissants sur lui ; il eût fait un effort pour rire du tableau grotesque esquissé par Rudolph, et il eût voulu y ajouter lui-même quelques traits ; mais, dans ce moment, sa douleur réelle et profonde avait fait disparaître toute son affectation de rouerie. — Cette idée bourgeoise de voir rompre son mariage avec une jeune fille pure et charmante, qu’il aimait depuis l’enfance, lui navrait le cœur. — Rudolph vit qu’il fallait changer de ton, et se fit donner, par le trop naïf Dalberg, tous les détails possibles sur le caractère de Calixte et sur celui de M. Desprez.

Henri, mis en confiance, raconta de point en point l’histoire de ses amours, à laquelle Rudolph eut l’air de s’intéresser vivement. — Il déroula devant ce roué le chaste et mystérieux poëme du premier amour. Rudolph fut surpris de ces trésors inconnus, de ces richesses immenses qu’il ne soupçonnait même pas. Dalberg le dominait complétement par cette éloquence vraie, naturelle, et jaillissant du cœur comme une source vive. Jamais Rudolph n’avait entrevu même en rêve ces paradis d’azur, ces campagnes féeriques, ces éblouissantes perspectives de l’amour pur.

Cet homme ébloui, fasciné, comprit que lui, le roué, l’usé, le blasé, n’avait jamais vécu. De la femme il ne connaissait que le spectre, de l’amour que l’ombre, et il se sentit pris d’une amère tristesse en écoutant les strophes désordonnées de cet hymne de passion.

Il devint envieux de Dalberg comme l’eunuque l’est du sultan, le critique du poëte, la vieille femme de la jeune fille et le pauvre du riche.