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d’avoir Dalberg pour gendre lui souriait comme une excellente affaire.

Maintenant, si l’on s’étonne de voir Henri souper avec des beautés équivoques, jouer et se griser ayant le cœur plein de beaux sentiments, on voudra bien se souvenir que l’âme humaine est un composé de contrastes, et que les héros tout d’une pièce ne se rencontrent guère que dans les tragédies. Le monde est plein de Grandissons qui se conduisent en Lovelaces et font des atrocités avec une fraîcheur d’idylle ; l’entraînement de l’entourage, la vanité naturelle à la jeunesse, la séduction d’un type célébré par les grands poètes, faussent bien des natures ; la candeur et la naïveté sont des qualités dont on rougit plus que de vices ; et si, au dire de ceux qui l’habitent, le bagne n’est peuplé que d’innocents, en revanche tous les jeunes gens qu’on interroge prétendent être d’affreux bandits : chacun a la fatuité de ce qui lui manque. Ainsi Dalberg, fait pour savourer les douceurs de la vie intime, capable de comprendre les poésies du foyer et de la famille, menait une vie diamétralement opposée, cela tenait à ce qu’en arrivant à Paris il avait lié connaissance avec Rudolph, qui l’avait lancé dans ce monde douteux où, sous l’apparence du plaisir, se cachent des préoccupations sérieuses et de profonds calculs.

On ne passe pas ainsi de la vie patriarcale de province à cette existence fiévreuse, surexcitée, orgiaque, où l’or, le vin et les femmes combinent leur triple ivresse, sans en éprouver une commotion morale. Les rires étincelants, les œillades lascives, les propos hardis, les toilettes provoquantes, et, pourquoi ne pas le dire ? les épaules satinées, les bras nus insolemment livrés au regard, avaient troublé les sens neufs de Dalberg. Malheureusement pour la vertu, le vice a souvent la peau fine, la dent blanche et le teint pur.