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Celle-ci s’en aperçut, et, peu disposée à perdre du terrain, elle trouva un moyen très-simple de séparer de la sage Florence le confiant ami de Rudolph.

Le café pris et les liqueurs bues, on avait voulu danser. Il y a toujours aux Frères-Provençaux deux ou trois pianistes en permanence, qu’on évoque quand il est besoin, et qui, à demi endormis, se mettent à jouer, avec des physionomies de somnambules, des contredanses, des galops, des valses, des polkas ; ce sont, pour la plupart, de pauvres jeunes artistes rêvant de symphonies à la Beethoven, d’opéras à la Meyerbeer, et qui acceptent ce triste métier pour vivre. Leurs nuits se passent à voir de belles jeunes femmes étincelantes de parure se livrer à la joie et aux plaisirs : ils sont là spectateurs impassibles de l’orgie comme l’esclave cubiculaire des fresques d’Herculanum ; et, le jour, penchés sur leur papier de musique couturé de ratures, ils pensent à ces anges et à ces démons qu’ils connaissent tous et dont aucun ne les connaît.

Amine s’avança vers Henri, et, faisant une révérence moqueuse à Florence, dont la figure se rembrunit, elle lui dit de sa petite voix flûtée : — Madame, je vous demande pardon de vous enlever monsieur ; mais je n’ai pas de danseur. — Allons, venez, monsieur Henri ; vous regarderez la lune une autre fois, fit-elle en minaudant ; n’allez pas croire au moins que j’aie pour vous une passion désordonnée, parce que je vous ai invité moi-même. Une femme qui a envie de polker ne respecte aucune convenance ; ainsi, c’est bien entendu, vous n’êtes pour moi autre chose que deux pieds vernis et une main gantée de blanc.

En débitant d’un ton délibéré ces phrases dédaigneuses, Amine se penchait sur le bras d’Henri avec une nonchalance voluptueuse qui démentait le sens de ses paroles. — Henri ne put se défendre d’un certain