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rapide le masque pâle de résignation posé sur la figure de la jeune fille, et Rudolph se sentait, malgré lui, pris de vagues terreurs, comme à l’approche d’une catastrophe. — Cependant, comme les premiers bans étaient publiés, Rudolph avait fini par se rassurer.

La journée sembla bien longue à Dalberg ; les heures lui paraissaient des éternités et les secondes des siècles. La lettre qu’il avait écrite à Florence n’avait pas encore reçu de réponse ; il s’était attendu à voir la jeune femme accourir aussitôt pour le délivrer, et il ne concevait rien à ce retard inexplicable… Les plus horribles soupçons lui traversèrent l’esprit : « Florence, se dit-il, ne serait-elle qu’une Amine plus rouée ? ma ruine l’aurait-elle éloignée de moi ? était-ce une rapacité sordide que cachaient ces simagrées de vertu ?… Oh ! non, je ne puis le croire ; peut-être fait-elle les démarches nécessaires pour me tirer d’ici, et vais-je la voir bientôt paraître… Mais je crois entendre craquer un brodequin de femme dans le corridor ! C’est elle !… »

Un pas vif et léger, accompagné d’un frôlement de robe de soie, annonçait en effet la présence d’une visiteuse ; mais ce n’était pas Florence.

Elle ne vint ni ce jour ni le suivant. Dalberg, exaspéré, se livra contre les femmes à des imprécations dignes de Juvénal. Il les maudit toutes, Calixte, Amine, Florence, sans distinction, la meilleure comme la pire. — Il jura de ne plus croire ni à l’amour, ni à l’amitié, ni à rien, et récita sans le savoir toutes les tirades du Timon d’Athènes, de Shakspeare ; le monde lui semblait une caverne de brigands et de filles perdues. Il se voyait joué, dupé, volé, ruiné ; — avec la dernière pièce d’or commençait l’abandon, et l’on ne venait pas même au convoi de sa richesse ! — Il se promit bien pour l’avenir, si jamais il se recon-