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À maint homme l’ay reffusé,
Qui n’estoit a moy grand’sagesse,
Pour l’amour d’ung garçon rusé
Auquel j’en fitz grande largesse.
Or ne me faisoit que rudesse,
Et par m’ame je l’aymois bien ;
Et a qui que feisse finesse,
Il ne m’aymoit que pour le mien.

Jà ne me scent tant detrayner[1],
Fouller aux piedz, que ne l’aimasse ;
Et m’eust-il faict les rains trayner,
S’il me disoit que je l’embrasse
Et que tous mes meaulx oubliasse,
Le glouton, de mal entaché,
M’embrassoit : j’en suis bien plus grasse :
Que m’en reste il ? honte et péché

Or, il est mort passé trente ans,
Et je remains vieille chenue,
Quand je pense, las ! au bon temps,
Quelle fus et suis devenue :
Quand me regarde toute nue,
Et je me voys ainsi changée,
Pauvre, sèche, maigre, menue,
J’en suys presque tout enragée.

Qu’est devenu ce front poly,
Ces cheveux blonds, sourcilz voultiz[2] ?
Grand entr’œil, le regard joly,
Dont prenoye les plus subtils ;
Ce beau nez, ne grands ne petitz,
Ces petites joinctes[3] oreilles,
Menton fourchu[4], cler vis traictiz[5],
Et ces belles lèvres vermeilles ?

  1. Maltraiter.
  2. Arqués.
  3. Non séparées de la tête.
  4. En fossette.
  5. Visage bien fait, bien ovale.