Page:Gautier - Les Grotesques, 1856.djvu/291

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chose de tempérament ; on naît poète comme on naît brun ou blond, et c’est une grande erreur de croire que, par la réflexion, l’étude, le travail, on puisse arriver à faire de bons vers. Tout l’esprit, toute la science, tout le style du monde réunis ne vous mettront pas en état d’accoucher d’un quatrain passable, et le premier goujat ivre, chantant à tue-tête au fond d’une taverne, dira à lui seul, en une heure, plus de choses poétiques que plusieurs académies ensemble n’en disent dans un an.

Pour bien faire les vers, il faut en avoir fait tout jeune, et s’être rompu de bonne heure les poignets et les membres à ce genre d’escrime : — les Muses, en leur qualité de vieilles filles, aiment les adolescents encore imberbes, et elles ne se plaisent point à déniaiser de grands nigauds de trente ou quarante ans. — Or Chapelain ne fit guère de vers avant trente-quatre ans : ce qui serait plutôt l’âge de cesser d’en faire, si les poètes, pour avoir hanté les immortelles, ne gardaient ce glorieux privilège d’une éternelle jeunesse et ne restaient toute leur vie de grands enfants. — De plus, il écrivit toute sa Pucelle en prose, de sorte qu’il ne fit que rimer des lignes, travail fastidieux et nauséabond, et le plus contraire du monde à l’inspiration.

Et puis, Chapelain eût-il été le plus grand poète de la terre, il y avait une raison pour que son poème fût fatalement détestable. — C’était la haute opinion que l’on en avait d’avance, et la prodigieuse estime que Chapelain devait nourrir pour un écrivain si admiré, si loué, si sonneté et si bien rente qu’il était. — Nécessairement cet homme nourrissait le plus profond respect pour sa per-