Page:Gautier - Les Deux Etoiles.djvu/185

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Moi, l’espoir de tout un peuple ! quelle étrange folie ! répliqua Volmerange.

— Oui, Priyamvada a dit la vérité, ajouta Dakcha en s’inclinant et en croisant sur sa poitrine osseuse ses mains décharnées et noires comme les pattes d’un singe ; vous êtes désigné par le ciel à de grands destins. Touché des souffrances de mon pays, je me suis voué pendant trente ans aux plus effroyables austérités pour obtenir sa grâce des dieux ; né riche, j’ai vécu comme le plus pauvre paria ; j’ai traité si durement ce misérable corps, qu’il ressemble à ces momies desséchées depuis quarante siècles dans les syringes de l’Égypte, car j’ai voulu détruire cette chair infirme pour que l’âme dégagée pût remonter à la source des choses et lire dans la pensée des dieux. Oh ! j’ai bien souffert, continua-t-il avec une exaltation croissante ; et le don de voir je l’ai chèrement payé. La pluie a fait ruisseler ses torrents glacés et le soleil ses torrents de feu sur mon corps immobile, dans la position la plus gênante. Mes ongles ont, en poussant, percé mes mains fermées ; brûlant de soif, exténué de faim, hideux, souillé de poussière, n’ayant plus rien d’humain, je suis resté là, bien des étés, bien des hivers, objet d’épouvante et de pitié : les termites bâtissaient leur cité à côté de moi ; les oiseaux du ciel faisaient leurs nids dans mes cheveux hérissés en broussaille ; les hippopotames cuirassés de fange venaient se frotter à moi comme à un tronc d’arbre ; le tigre aiguisait ses griffes sur mes côtes, me prenant pour une roche ; les enfants cherchaient à m’arracher les yeux en les voyant luire comme des morceaux de cristal dans ce tas de fange