Page:Gautier - Les Cruautés de l'Amour, E. Dentu, 1879.djvu/21

Cette page a été validée par deux contributeurs.
9
les cruautés de l’amour

— Viens ici, Ivan, et écoute ce que l’on va te dire, dit Pavel Pétrovitch.

Ivan s’avança et se tint debout.

— Vous ne connaissez pas la jeune comtesse, mais je vous ai bien souvent parlé d’elle. Comme vous savez, ma pauvre défunte fut sa nourrice, et moi, il me semble l’avoir été un peu aussi ; c’est moi qui lui ait fait goûter la première bouillie lorsque nous l’avons sevrée ; il me semble la voir encore : elle faisait une grimace qui découvrit ses quelques jolies dents toutes neuves, puis elle mit sa main en plein dans la cuiller. Vous pensez combien je l’aime ! je ne l’ai jamais quittée. Depuis qu’elle est une belle et noble demoiselle je suis resté à son service, un service très-doux, allez.

Eh bien ! la pauvre chère Clélia, que nous avons tant gâtée, tant dorlotée, n’est pas heureuse. Sa mère est morte en la mettant au monde, comme vous savez, mais le comte était là et il adorait sa fille, malheureusement il est mort aussi, le cher barine[1], et Clélia fut confiée à un tuteur, ni bon ni méchant, tant qu’il fut seul, mais qui devint franchement mauvais dès qu’il se fût marié à une femme acariâtre et jalouse…

  1. Maître, seigneur.