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les cruautés de l’amour

raconter, sans rien omettre ce que je vis et ce que j’entendis.

Il me sembla d’abord assister au commencement d’une tempête qui ne tarda pas à devenir des plus violentes. Les marins s’agitaient en tumulte ; le capitaine en passant près de moi jura. Bientôt les passagers montèrent en grand nombre, sur le pont, tirés de leur sommeil, ou selon leur tempérament de la contemplation mélancolique de l’intérieur des cuvettes par un tintamarre prodigieux. Il y eut d’abord un craquement propre à glacer les cœurs des plus braves, horrible et sec comme si le bateau s’était ouvert de haut en bas ; ensuite, l’Imogène s’étant arrêté, ou du moins ayant ralenti sa marche, on entendit le clapotement d’une des roues devenue inutile, qui continuait à tourner en l’air. Non loin de moi on traînait des chaînes ; un homme à tour de bras sonnait la grosse cloche d’alarme et le canon lui-même mêla sa voix au tumulte. Épouvantable musique : le ronflement de la tempête semblait sortir de quelque gigantesque contre-basse, tandis que les vagues battaient la mesure sur la coque du navire, et parmi le bruit de l’orage et des manœuvres s’élevaient les malédictions de l’équipage, et je distinguai ces mots répétés par cent voix diverses : Nous sombrons ! nous sombrons !