Page:Gautier - Les Cruautés de l'Amour, E. Dentu, 1879.djvu/168

Cette page a été validée par deux contributeurs.
156
les cruautés de l’amour

je vais m’enfuir ce soir même de ce pays ; je resterai éloigné sans donner de mes nouvelles jusqu’au jour où celle qu’on me destine sera à un autre époux.

Lon-Foo ne répondit rien ; elle appuya sa tête sur l’épaule de son ami et pleura silencieusement.

— Hélas ! dit Li-Tso-Pé, cette séparation est un malheur, mais elle nous sauve d’un malheur plus grand. Il faut tâcher de raffermir notre cœur… Je vais donc te quitter, Lon-Foo, ajouta-t-il avec un grand soupir en mettant son front dans sa main. T’entrevoir un instant était ma joie, et je ne vais plus te voir. Chaque jour sera pour moi comme une année de souffrances.

Lon-Foo répondit par un sanglot.

— Te souviens-tu de notre première rencontre ? reprit le jeune homme ; tu étais montée sur un banc, près de la palissade de ton jardin, pour atteindre une branche d’hydrangée en fleur. Je passais sur la place de Li-cou-li. C’était l’automne. Mes pas ne faisaient aucun bruit sur les feuilles mouillées. Lorsque tu te retournas, j’étais tout près ; tu ne pus t’enfuir assez vite, je te vis. Je m’en allai troublé par un sentiment que je ne comprenais pas, mais qui m’absorba tout le reste de la journée.

— Je m’en souviens, dit Lon-Foo, je t’avais vu aussi, et toute la nuit je pensai à toi.