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les cruautés de l’amour

bête des bois, on ne parviendra pas à m’apprivoiser.

Il s’approcha de la cheminée et se regarda dans le miroir.

— Cependant, j’étais bien près d’être dompté, continua-t-il ; est-ce là le chasseur insouciant et fort que je fus jadis ? Le désespoir et la maladie ont effacé de mon visage les baisers du soleil et du vent, je suis aussi pâle qu’un seigneur, j’ai revêtu, sans y prendre garde, les habits que l’on a substitués aux miens, j’ai trouvé qu’ils m’allaient à merveille, mes mains deviennent blanches, ma voix perd de sa rudesse, mes cheveux s’assouplissent, et ne dois-je pas avouer que par instant un mouvement d’orgueil a gonflé mon cœur, quand me voyant passer devant un miroir j’hésitais à me reconnaître. Quelle est donc cette voix qui me crie que tout cela est mal et me dégrade ? Je sens bien qu’il faut lui obéir, qu’il faut arracher cet amour de mon cœur comme l’on arrache le poignard d’une blessure, qu’il faut s’enfuir très-loin, seul et pour toujours. Mais, la vie sans elle ! quel horrible supplice ! Ah ! pourquoi ne m’a-t-elle pas laissé mourir au milieu de ces blés tachés par mon sang ? J’avais déjà enduré une souffrance trop lourde pour ma force, j’avais droit au repos, et voilà qu’il faut de nouveau reprendre ce fardeau