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les cruautés de l’amour

nuit et jour à mon oreille ; ma raison ne peut se faire entendre. Je l’écouterai cependant, je ferai taire toutes les folies enivrantes qui m’obsèdent. Ai-je encore assez de force pour vouloir ? Un paysan n’épouse pas une comtesse, cela ne s’est jamais vu. Clélia effrayée par l’acte de désespoir qui a failli me délivrer de la vie, croit m’aimer ; après la noce elle s’apercevrait qu’elle s’est trompée, et moi, j’aurais abusé de son erreur. C’est impossible, j’ai trop de fierté dans le cœur pour vouloir dérober quelques jours de bonheur au prix d’un crime odieux. Je fuirai la tentation. Je partirai.

André se leva et marcha avec agitation dans la chambre.

— Mes forces sont presque entièrement revenues, ma blessure est fermée, dit-il ; alors pourquoi suis-je ici ? Est-ce donc fait pour moi, ce luxe qui m’entoure ? On le dirait vraiment à voir avec quelle promptitude, je m’y suis accoutumé. Je ne m’étonne plus de ce lit d’ébène et de satin, de ces meubles moelleux qui semblent vous caresser, de ces tapis doux comme de la fourrure. Allons donc ! mes tapis à moi, c’est la mousse des forêts, la neige vierge de pas humains. C’est sur le tronc d’arbre renversé au bord du sentier que je dois m’asseoir. Qu’est-ce que je fais ici ? Je suis une