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LE CAPITAINE FRACASSE.

cette morne figure qui personnifiait la France, et en qui se figeait le généreux sang de Henri IV.

La voiture passa comme un éblouissement, suivie d’un gros de cavaliers qui fermaient l’escorte. Sigognac resta tout rêveur de cette apparition. En son imagination naïve, il se représentait le roi comme un être surnaturel, rayonnant dans sa puissance au milieu d’un soleil d’or et de pierreries, fier, splendide, triomphal, plus beau, plus grand, plus fort que tous les autres ; et il n’avait vu qu’une figure triste, chétive, ennuyée, souffreteuse, presque pauvre d’aspect, dans un costume sombre comme le deuil, et ne paraissant pas s’apercevoir du monde extérieur, occupée qu’elle était de quelque lugubre rêverie. « Eh quoi ! se disait-il en lui-même, voilà le roi, celui en qui se résument tant de millions d’hommes, qui trône au sommet de la pyramide, vers qui tant de mains se tendent d’en bas suppliantes, qui fait taire ou gronder les canons, élève ou abaisse, punit ou récompense, dit « grâce » s’il le veut, quand la justice dit « mort », et peut changer d’un mot une destinée ! Si son regard tombait sur moi, de misérable je deviendrais riche, de faible puissant ; un homme inconnu se développerait salué et flatté de tous. Les tourelles ruinées de Sigognac se relèveraient orgueilleusement, des domaines viendraient s’ajouter à mon patrimoine rétréci. Je serais seigneur du mont et de la plaine ! Mais comment penser que jamais il me découvre dans cette fourmilière humaine qui grouille vaguement à ces pieds et qu’il ne regarde pas ? Et quand même il m’au-