Page:Gautier - Le capitaine Fracasse, tome 2.djvu/84

Cette page a été validée par deux contributeurs.
77
LE PONT-NEUF.

Russie, celle-ci à pied plat, l’autre à pied tortu, ergotée d’un éperon, et que sa semelle feuilletée eût abandonnée depuis longtemps sans le secours d’une ficelle faisant plusieurs tours sur le pied comme les bandelettes d’un cothurne antique. Un roquet de bourracan rouge, que toutes les saisons retrouvaient à son poste, complétait cet ajustement qui eût fait honte à un cueilleur de pommes du Perche, et dont notre poëte ne semblait pas médiocrement fier. Sous les plis du roquet, à côté du pommeau de la brette chargée sans doute de le défendre, un chignon de pain montrait son nez.

Plus loin, dans une des demi-lunes pratiquées au-dessus de chaque pile, un aveugle, accompagné d’une grosse commère qui lui servait d’yeux, braillait des couplets gaillards, ou d’un ton comiquement lugubre, psalmodiait une complainte sur la vie, les forfaits et la mort d’un criminel célèbre. À un autre endroit, un charlatan, revêtu d’un costume en serge rouge, se démenait, un pélican à la main, sur une estrade enjolivée par des guirlandes de dents canines, incisives ou molaires, enfilées dans des fils de laiton. Il débitait aux badauds attroupés une harangue où il se faisait fort d’enlever sans douleur (pour lui-même) les chicots les plus rebelles et les mieux enracinés, d’un coup de sabre ou de pistolet, au choix des personnes, à moins, cependant, qu’elles ne préférassent être opérées par les moyens ordinaires. « Je ne les arrache pas… s’écriait-il d’une voix glapissante. Je les cueille ! Allons, que celui