Page:Gautier - Le capitaine Fracasse, tome 2.djvu/68

Cette page a été validée par deux contributeurs.
61
LE PONT-NEUF.

pect d’un sourire cordial. Et, pourquoi rougirai-je de le dire ? je voudrais bien entendre le rouet de Béelzébuth, l’aboi de Miraut et le hennissement de ce pauvre Bayard, qui rassemblait ses dernières forces pour me porter, bien que je ne fusse guère lourd. Le malheureux que les hommes délaissent donne une part de son âme aux animaux plus fidèles que l’infortune n’effraye pas. Ces braves bêtes qui m’aimaient vivent-elles encore, et paraissent-elles se souvenir de moi et me regretter ? As-tu pu, du moins, en cet habitacle de misère, les empêcher de mourir de faim et prélever sur ta maigre pitance un lopin à leur jeter ? Tâchez de vivre tous jusqu’à ce que je revienne pauvre ou riche, heureux ou désespéré, pour partager mon désastre ou ma fortune, et finir ensemble, selon que le sort en disposera, dans l’endroit où nous avons souffert. Si je dois être le dernier des Sigognac, que la volonté de Dieu s’accomplisse ! Il y a encore pour moi une place vide dans le caveau de mes pères.

« Baron de Sigognac. »

Le Baron scella cette lettre d’une bague à cachet, seul bijou qu’il conservât de son père et qui portait gravées les trois cigognes sur champ d’azur ; il écrivit l’adresse et serra la missive dans un portefeuille pour l’envoyer quand partirait quelque courrier pour la Gascogne. Du château de Sigognac, où l’idée de Pierre l’avait transporté, son esprit revint à Paris et à la situation présente. Quoique l’heure fût avancée, il