Page:Gautier - Le capitaine Fracasse, tome 2.djvu/353

Cette page a été validée par deux contributeurs.
346
LE CAPITAINE FRACASSE.

fermait aussitôt pour arrêter la molle poursuite des soudards. En quelques minutes, le carrosse eut atteint la porte Saint-Antoine, et, comme le bruit d’une aventure si récente ne pouvait être parvenu jusque-là, Vallombreuse ordonna au cocher de modérer son allure, d’autant qu’un équipage, fuyant de cette vitesse, eût semblé, à bon droit, suspect. Le faubourg dépassé, il fit entrer Chiquita dans la voiture. Elle s’assit, sans mot dire, sur un carreau, en face de Sigognac. Sous l’apparence la plus calme, elle était en proie à une exaltation extrême. Aucun muscle de sa figure ne bougeait, mais un flot de sang empourprait ses joues, ordinairement si pâles, et donnait à ses grands yeux fixes, qui regardaient sans voir, un éclat surnaturel. Une sorte de transfiguration s’était opérée dans Chiquita. Cet effort violent avait déchiré la chrysalide enfantine où dormait la jeune fille. En plongeant son couteau dans le cœur d’Agostin, elle avait du même coup ouvert le sien. Son amour était né de ce meurtre ; l’être bizarre, presque insexuel, moitié enfant, moitié lutin, qu’elle avait été jusque-là, n’existait plus. Elle était femme désormais, et sa passion éclose en une minute devait être éternelle. Un baiser, un coup de couteau, c’était bien l’amour de Chiquita.

La voiture roulait toujours, et l’on voyait déjà poindre derrière les arbres les grands toits ardoisés du château. Vallombreuse dit à Sigognac : « Vous viendrez dans mon appartement, et vous y ferez un bout de toilette avant que je vous présente à ma sœur,