Page:Gautier - Le capitaine Fracasse, tome 2.djvu/339

Cette page a été validée par deux contributeurs.
332
LE CAPITAINE FRACASSE.

serviteur se fut retiré, posant sur la table un flacon de vin généreux et deux verres plus petits que les autres, pour humer la précieuse liqueur, il fila entre ses doigts le bout de sa fine moustache, et dit au Baron avec une amicale franchise :

« Je vois bien, mon cher Sigognac, malgré toute votre politesse, que ma démarche vous semble un peu étrange et subite. Vous vous dites : « Comment se fait-il que ce Vallombreuse, si hautain, si arrogant, si impérieux, soit devenu, de tigre qu’il était, agneau qu’une bergerette conduirait au bout d’un ruban ? » Pendant les six semaines que je suis resté cloué au lit, j’ai fait quelques réflexions comme le plus brave en peut se permettre en face de l’éternité ; car la mort n’est rien pour nous autres, gentilshommes, qui prodiguons notre vie avec une élégance que les bourgeois n’imiteront jamais. J’ai senti la frivolité de bien des choses, et me suis promis, si j’en revenais, de me conduire autrement. L’amour que m’inspirait Isabelle changé en pure et sainte amitié, je n’avais plus de raisons de vous haïr. Vous n’étiez plus mon rival. Un frère ne saurait être jaloux de sa sœur ; je vous sus gré de la tendresse respectueuse que vous n’aviez cessé de lui témoigner quand elle se trouvait encore dans une condition qui autorise les licences. Vous avez le premier deviné cette âme charmante sous son déguisement de comédienne. Pauvre, vous avez offert à la femme méprisée la plus grande richesse que puisse posséder un noble, le nom de ses aïeux. Elle vous appartient donc, maintenant qu’elle