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LE CAPITAINE FRACASSE.

consciente le chasseur de halbrans dans la forêt d’arbres bleus et jaunes, sujet de la vieille tapisserie.

Si le maître veillait, l’animal dormait. Béelzébuth, roulé en boule aux pieds de Sigognac, ronflait comme le chat de Mahomet sur la manche du prophète. La profonde quiétude de la bête finit par gagner l’homme, et le jeune Baron partit pour le pays des rêves.

Quand vint l’aurore, Sigognac fut plus frappé qu’il ne l’avait été la veille de l’état de dévastation où se trouvait son manoir. Le jour n’a pas de compassion pour les ruines et les vieilleries ; il en montre cruellement les pauvretés, les rides, les taches, les décolorations, les poussières, les moisissures ; la nuit, plus miséricordieuse, adoucit tout de ses ombres amies, et du pan de son voile essuie les larmes des choses. Les chambres, si vastes jadis, lui paraissaient petites, et il s’étonnait de les avoir gardées tellement grandes en son souvenir ; mais bientôt il reprit la mesure de son manoir et rentra dans sa vie ancienne comme dans un vieil habit qu’on a quelque temps quitté pour en mettre un neuf ; il se sentait à l’aise dans ce vêtement usé dont ses habitudes avaient formé les plis. Sa journée s’arrangeait ainsi. Il allait faire une courte prière dans la chapelle en ruine où reposaient ses aïeux, arrachait quelque ronce d’une tombe brisée, dépêchait son frugal repas, tirait des armes avec Pierre, montait Bayard ou le bidet qu’il avait conservé et, après une longue excursion, revenait au logis, silencieux et morne comme autrefois, puis il soupait entre Béelzébuth et Miraut et se couchait en feuilletant, pour s’endor-