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LE CAPITAINE FRACASSE.

Sigognac traversa lentement la première salle où avait eu lieu, il y a quelques mois, le souper des comédiens. Le souvenir de ce joyeux tableau la rendait plus lugubre encore. Troublé un instant, le silence semblait s’y être réinstallé à tout jamais plus morne, plus profond, plus formidable. Dans ce tombeau, un grignotement de rat usant ses incisives prenait des résonances étranges. Éclairés par le faible jour de la lampe, les portraits, accoudés sur leurs cadres d’or fané comme à des balcons, devenaient inquiétants. On eût dit qu’ils voulaient s’arracher de leur fond d’ombre et venir saluer leur malheureux rejeton. Une vie spectrale animait ces antiques effigies : leurs lèvres peintes remuaient, murmurant des paroles que l’âme entendait à défaut de l’oreille ; leurs yeux se levaient tristement au plafond et, sur leurs joues vernies, la sueur de l’humidité se condensait en grosses gouttes que la lumière faisait briller comme des larmes. Les esprits des aïeux erraient, certes, autour de ces images qui représentaient la forme terrestre qu’ils avaient animée autrefois, et Sigognac sentait leur présence invisible dans l’horreur secrète de cette demi-obscurité. Toutes ces figures à cuirasses ou à vertugadins avaient l’air lamentable et désolé. Seul, le dernier portrait, celui de la mère de Sigognac, semblait sourire. La lumière tombait précisément dessus, et, soit que la peinture plus récente et d’une meilleure main fît illusion, soit qu’en effet l’âme vînt un instant vivifier cette apparence, le portrait avait un air de tendresse confiante et gaie dont Sigognac s’étonna et qu’il prit pour