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LE CAPITAINE FRACASSE.

charmant visage d’Isabelle dissipa bientôt cette impression pénible, et le prince tint ce discours à la nouvelle comtesse :

« Sans doute, ma chère fille, en cet événement qui nous réunit d’une façon bizarre, romanesque et surnaturelle, la pensée doit vous être venue que, pendant tout ce temps écoulé depuis votre enfance jusqu’à ce jour, je ne vous ai point cherchée, et que le hasard seul a remis l’enfant perdu au père oublieux. Ce serait mal connaître mes sentiments, et vous avez l’âme si bonne que cette idée a dû être bientôt abandonnée par vous. Votre mère Cornélia, vous ne l’ignorez pas, était d’humeur arrogante et fière ; elle prenait tout avec une violence extraordinaire, et, lorsque de hautes convenances, je dirais presque des raisons d’État, me forcèrent à me séparer d’elle, bien malgré moi, pour un mariage ordonné par un de ces désirs suprêmes qui sont des ordres auxquels nul ne résiste, outrée de dépit et de colère, elle refusa obstinément tout ce qui pouvait adoucir sa situation et assurer la vôtre à l’avenir. Terres, châteaux, contrats de rente, argent, bijoux, elle me renvoya tout avec un outrageux dédain. Ce désintéressement que j’admirais ne me trouva pas moins entêté, et je laissai chez une personne de confiance les sommes et les titres renvoyés pour qu’elle les pût reprendre… au cas où son caprice changerait. Mais elle persista dans ses refus et, changeant de nom, passa à une autre troupe avec laquelle elle se mit à courir en province, évitant Paris et les endroits où je me trouvais. Je perdis bientôt sa trace, d’autant plus