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VALLOMBREUSE.

buvaient bouteille sur bouteille. Je suis si petite, si jeune et si maigre, qu’on ne fait pas plus attention à moi qu’à un chat qui dort sous la table. Au plus fort du tapage, je me suis esquivée. L’odeur du vin et des viandes me répugne, habituée que je suis au parfum des bruyères et à la senteur résineuse des pins.

— Et tu n’as pas eu peur à errer sans chandelle, à travers ces longs couloirs obscurs, ces grandes chambres pleines de ténèbres ?

— Chiquita ne connaît pas la peur ; ses yeux voient dans l’ombre, ses pieds y marchent sans trébucher. Si elle rencontre une chouette, la chouette ferme ses prunelles ; la chauve-souris ploie ses membranes quand elle approche. Le fantôme se range pour la laisser passer ou retourne en arrière. La Nuit est sa camarade et ne lui cache aucun de ses mystères. Chiquita sait le nid du hibou, la cachette du voleur, la fosse de l’assassiné, l’endroit que hante le spectre ; mais elle ne l’a jamais dit au Jour. »

En prononçant ces paroles étranges, les yeux de Chiquita brillaient d’un éclat surnaturel. On devinait que son esprit, exalté par la solitude, se croyait une espèce de pouvoir magique. Les scènes de brigandage et de meurtre auxquelles son enfance s’était mêlée avaient dû agir fortement sur son imagination ardente, inculte et fébrile. Sa conviction agissait sur Isabelle, qui la regardait avec une appréhension superstitieuse.

« J’aime mieux, continua la petite, rester là, près du feu, à côté de toi. Tu es belle, et cela me plaît de