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LE CAPITAINE FRACASSE.

elle put aisément découvrir ce qui se passait à l’intérieur de la salle.

Autour d’une table qu’éclairait une lampe à trois becs, suspendue au plafond par une chaîne de cuivre, banquetaient des gaillards de mine farouche et truculente, dans lesquels Isabelle, bien qu’elle ne les eût vus que masqués, reconnut sans peine les hommes qui avaient concouru à son enlèvement. C’étaient Piedgris, Tordgueule, La Râpée et Bringuenarilles, dont le physique répondait à ces noms charmants. La lumière tombant du haut faisait luire leur front, plongeait leurs yeux dans l’ombre, dessinait l’arête de leur nez et se raccrochait à leurs moustaches extravagantes, de manière à exagérer encore la sauvagerie de ces têtes qui n’avaient pas besoin de cela pour paraître effrayantes. Un peu plus loin, au bout de la table, était assis, comme brigand de province ne pouvant aller de pair avec des spadassins de Paris, Agostin, débarrassé de la perruque et de la fausse barbe qui lui avaient servi à jouer l’aveugle. À la place d’honneur siégeait Malartic, élu roi du festin à l’unanimité. Sa face était plus blême et son nez plus rouge qu’à l’ordinaire ; phénomène qui pouvait s’expliquer par le nombre de bouteilles vides rangées sur le buffet comme des corps emportés de la bataille, et par le nombre de bouteilles pleines que le sommelier plantait devant lui avec une prestesse infatigable.

De la conversation confuse des buveurs, Isabelle ne démêlait que quelques mots dont le sens lui échappait le plus souvent ; car c’étaient des vocables de tripot,