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LE CAPITAINE FRACASSE.

du fourreau un bout de rapière portant pour marque un S couronné, et montra au duc la cassure nette et brillante de la lame.

« Ne voilà-t-il pas un coup prodigieux, continua le spadassin, qu’on pourrait attribuer à la Durandal de Roland, à la Tisona du Cid, ou à la Hauteclaire d’Amadis de Gaule ? Tuer le capitaine Fracasse est au-dessus de mes talents, je l’avoue en toute modestie. La botte que je lui ai portée n’a eu jusqu’à présent que cette parade, la pire de toutes, celle qui se fait avec le corps. Quiconque l’a essuyée a eu à son pourpoint une boutonnière de plus par où l’âme s’est enfuie. En outre, comme tous les vaillants, ce capitaine fut généreux : il me tenait au bout de son épée, assez estomaqué et pantois de ma déconvenue, et il me pouvait mettre à la brochette, comme un becfigue, rien qu’en étendant le bras ; il ne l’a point fait, ce qui est très-délicat de la part d’un gentilhomme assailli à la brune, en plein Pont-Neuf. Je lui dois la vie, et encore que ce ne soit pas grand’chose vu le cas que j’en fais, je lui suis lié de reconnaissance ; je n’entreprendrai plus rien contre lui, et il m’est sacré. D’ailleurs, en eussé-je les moyens, je me ferais scrupule de gâter ou détruire un si beau tireur, d’autant plus qu’ils se font rares par ce temps de ferrailleurs vulgaires où l’on tient une épée comme un manche à balai. C’est pourquoi je viens prévenir M. le duc qu’il ne compte plus sur moi. J’aurais peut-être pu garder l’argent comme dédommagement de mes risques et périls ; mais ma conscience y répugne.

— De par tous les diables, reprends ta somme au