Page:Gautier - Le capitaine Fracasse, tome 2.djvu/164

Cette page a été validée par deux contributeurs.
157
LES DÉLICATESSES DE LAMPOURDE.

un ou plusieurs, j’ai couché sur le carreau trente-sept hommes qui ne s’en sont pas relevés ; je néglige les estropiés ou navrés plus ou moins grièvement. Mais le Sigognac est enfermé dans sa garde comme dans une tour d’airain. J’ai employé contre lui toutes les ressources de l’escrime : feintes, surprises, dégagements, retraites, coups inusités, il a parade et riposte à chaque attaque, et quelle fermeté jointe à quelle vitesse ! quelle audace tempérée de prudence ! quel beau sang-froid ! quelle imperturbable maîtrise ! Ce n’est pas un homme, c’est un dieu l’épée à la main. Au risque de me faire embrocher je jouissais de ce jeu si fin, si correct, si supérieur. J’avais en face un partenaire digne de moi ; pourtant comme il fallait en finir, après avoir prolongé la lutte autant que possible pour me donner le temps d’admirer cette magnifique méthode, je pris mon temps et je risquai la botte secrète du Napolitain, que je possède seul au monde, puisque Girolamo est mort maintenant et me l’a léguée en héritage. Personne autre que moi n’est, d’ailleurs, capable de l’exécuter en toute sa perfection, d’où dépend le succès. Je la portai si bien et si à fond que Girolamo lui-même n’eût pu mieux faire. Eh bien ! ce diable de capitaine Fracasse, ainsi qu’on le nomme, a paré avec une vitesse éblouissante et d’un revers si ferme qu’il ne m’a laissé au poing qu’un tronçon d’épée dont je m’escrimais comme une vieille femme qui menace un gamin d’une cuiller à pot. Tenez, voici ce qu’il a fait de mon Sahagun. »

Là-dessus Jacquemin Lampourde tira piteusement