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LE CAPITAINE FRACASSE.

Malartic alla droit à la table de Lampourde, prit un escabeau, s’assit en face de son ami, empoigna silencieusement le verre plein qui semblait l’attendre et le vida d’un trait. Son système différait de celui de Jacquemin, mais n’en était pas moins efficace, comme le prouvait la pourpre cardinalesque de son nez. Au bout de la séance, les deux amis comptaient le même nombre de marques à la craie sur l’ardoise de l’hôtelier, et le bon père Bacchus, à cheval sur la barrique, leur souriait sans préférence comme à deux dévots de culte divers, mais d’égale ferveur. L’un dépêchait sa messe, l’autre la faisait durer ; mais toujours la messe était dite.

Lampourde, qui connaissait les mœurs du compagnon, lui remplit plusieurs fois son verre jusqu’au bord. Ce manège nécessita l’apparition d’une seconde bouteille, laquelle se trouva comme la première bientôt mise à sec ; celle-là fut suivie d’une troisième qui tint plus longtemps et fit plus de façons pour se rendre. Après quoi, pour reprendre haleine, les deux bretteurs demandèrent des pipes et se mirent à envoyer au plafond, à travers le brouillard condensé au-dessus de leurs têtes, de longs tire-bouchons de fumée pareils à ceux que les enfants mettent aux cheminées des maisons qu’ils griffonnent sur leurs livres et leurs cahiers d’étude. Après un certain nombre de bouffées aspirées et rendues, ils disparurent à l’instar des dieux d’Homère et de Virgile, dans un nuage où le nez de Malartic flamboyait seul comme un rouge météore.

Enveloppés de cette brume, les deux compagnons isolés des autres buveurs commencèrent une conversa-