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LE CAPITAINE FRACASSE.

cercle de cartes biseautées, diapré comme une queue de paon, vision enchanteresse qui lui cloua les pieds au sol.

« Ah çà ! est-ce que je vais rester là planté comme une idole, se dit à lui-même le bretteur impatienté de ses propres tergiversations ; je dois avoir l’air d’un franc viédaze regardant voler des coquecigrues, avec ma mine ahurie et quidditative. Pardieu ! si je n’allais ni au cabaret ni au tripot, et rendais visite à ma déesse, à mon Iris, à la nonpareille beauté qui me retient en ses lacs. Mais peut-être, à cette heure, sera-t-elle occupée à quelque bal ou festin nocturne, hors de son logis. Et d’ailleurs la volupté amollit le courage, et les plus grands capitaines se sont repentis de s’être trop adonnés aux femmes. Témoin Hercule avec sa Déjanire, Samson avec sa Dalila, Marc-Antoine avec sa Cléopâtre, sans compter les autres dont je ne me souviens pas, car on a cueilli bien des fois les prunes depuis que j’ai fait mes classes. Donc, renonçons à cette fantaisie lascive et vitupérable. Mais que faire cependant entre ces deux charmants objets ? Qui choisit l’un s’expose à regretter l’autre. »

En minutant ce monologue, Jacquemin Lampourde, les mains plongées dans ses poches, le menton appuyé sur sa fraise de manière à retrousser sa barbiche, semblait pousser des racines entre les pavés et se pétrifier en statue, comme cela arrive à plus d’un compagnon aux Métamorphoses d’Ovide. Tout à coup il fit un soubresaut si brusque qu’un bourgeois attardé qui passait par là s’en émut de peur et hâta le pas,