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LE CAPITAINE FRACASSE.

ques poignées de feuillages comme de pauvres filles laides surprises au bain. Sûre d’être la plus belle maison de l’endroit, l’auberge semblait vouloir provoquer les regards, et son enseigne tendait les bras en travers au chemin, comme pour arrêter les passants « à pied et à cheval. »

Cette enseigne, projetée hors de la façade par une sorte de potence en serrurerie à laquelle au besoin l’on eût pu suspendre un homme, consistait en une plaque de tôle rouillée grinçant à tous les vents sur sa tringle.

Un barbouilleur de passage y avait peint l’astre du jour, non avec sa face et sa perruque d’or, mais avec un disque et des rayons bleus à la manière de ces « ombres de soleil » dont l’art héraldique parsème quelquefois le champ de ses blasons. Quelle raison avait fait choisir « le soleil bleu » pour montre de cette hôtellerie ? Il y a tant de soleils d’or sur les grandes routes qu’on ne les distingue plus les uns des autres, et un peu de singularité ne messied pas en fait d’enseigne. Ce motif n’était pas le véritable, quoiqu’il pût sembler plausible. Le peintre qui avait tracé cette image ne possédait plus sur sa palette que du bleu, et pour se ravitailler en couleurs il eût fallu qu’il fît un voyage jusques à quelque ville d’importance. Aussi prêchait-il la précellence de l’azur au-dessus des autres teintes, et peignait-il en cette nuance céleste des lions bleus, des chevaux bleus et des coqs bleus sur les enseignes de diverses auberges, de quoi les Chinois l’eussent loué, qui estiment d’autant plus l’artiste qu’il s’éloigne de la nature.