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LE CAPITAINE FRACASSE.

de la séparation du maître et du serviteur était arrivé, moment pénible, car Pierre avait vu naître Sigognac et remplissait plutôt auprès du Baron le rôle d’un humble ami que celui d’un valet.

« Que Dieu conduise Votre Seigneurie, dit Pierre en s’inclinant sur la main que lui tendait le Baron, et lui fasse relever la fortune des Sigognac ; je regrette qu’elle ne m’ait pas permis de l’accompagner.

— Qu’aurais-je fait de toi, mon pauvre Pierre, dans cette vie inconnue où je vais entrer ? Avec si peu de ressources, je ne puis véritablement charger le hasard du soin de deux existences. Au château, tu vivras toujours à peu près ; nos anciens métayers ne laisseront pas mourir de faim le fidèle serviteur de leur maître. D’ailleurs, il ne faut pas mettre la clef sous la porte du manoir des Sigognac et l’abandonner aux orfraies et aux couleuvres comme une masure visitée par la mort et hantée des esprits ; l’âme de cette antique demeure existe encore en moi, et, tant que je vivrai, il restera près de son portail un gardien pour empêcher les enfants de viser son blason avec les pierres de leur fronde. »

Le domestique fit un signe d’assentiment, car il avait, comme tous les anciens serviteurs attachés aux familles nobles, la religion du manoir seigneurial, et Sigognac, malgré ses lézardes, ses dégradations et ses misères, lui paraissait encore un des plus beaux châteaux du monde.

« Et puis, ajouta en souriant le Baron, qui aurait soin de Bayard, de Miraut et de Béelzébuth ?