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LE CAPITAINE FRACASSE.

Pierre devait suivre à pied et ramener la bête à l’écurie.

Les bœufs étaient attelés et tâchaient, malgré le joug pesant sur leur front, de relever leurs mufles humides et noirs, d’où pendaient des filaments de bave argentée ; l’espèce de tiare de sparterie rouge et jaune dont ils étaient coiffés et les caparaçons de toile blanche qui les enveloppaient en manière de chemise, pour les préserver de la piqûre des mouches, leur donnaient un air fort mithriaque et fort majestueux. Debout devant eux, le bouvier, grand garçon hâlé et sauvage comme un pâtre de la campagne romaine, s’appuyait sur la gaule de son aiguillon, dans une pose qui rappelait, bien à son insu sans doute, celle des héros grecs sur les bas-reliefs antiques. Isabelle et Sérafine s’étaient assises sur le devant du char pour jouir de la vue de la campagne ; la Duègne, le Pédant et le Léandre occupaient le fond, plus curieux de continuer leur sommeil que d’admirer la perspective des landes. Tout le monde était prêt ; le bouvier toucha ses bêtes, qui baissèrent la tête, s’arc-boutèrent sur leurs jambes torses et se précipitèrent en avant ; le char s’ébranla, les ais gémirent, les roues mal graissées crièrent, et la voûte du porche résonna sous le piétinement lourd de l’attelage. On était parti.

Pendant ces préparatifs, Béelzébuth et Miraut, comprenant qu’il se passait quelque chose d’insolite, allaient et venaient d’un air effaré et soucieux, cherchant dans leurs obscures cervelles d’animaux à se rendre compte de la présence de tant de gens dans un