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LE CAPITAINE FRACASSE.

L’arrivée de Pierre, apportant une forte omelette au lard et un quartier assez respectable de jambon, interrompit ces propos. Toute la troupe prit place autour de la table et se mit à manger de bon appétit. Quant à Sigognac, il toucha, par pure contenance, les mets placés devant lui ; sa sobriété habituelle n’était pas capable de repas si rapprochés, et, d’ailleurs, il avait l’esprit préoccupé de plusieurs façons.

Le repas terminé, pendant que le bouvier tournait les courroies du joug autour des cornes de ses bœufs, Isabelle et Sérafine eurent la fantaisie de descendre au jardin, qu’on apercevait de la cour.

« J’ai peur, dit Sigognac, en leur offrant la main pour franchir les marches descellées et moussues, que vous ne laissiez quelques morceaux de votre robe aux griffes des ronces, car si l’on dit qu’il n’y a pas de rose sans épines, il y a, en revanche, des épines sans rose. »

Le jeune baron disait cela de ce ton d’ironie mélancolique qui lui était ordinaire lorsqu’il faisait allusion à sa pauvreté ; mais, comme si le jardin déprécié se fût piqué d’honneur, deux petites roses sauvages, ouvrant à demi leurs cinq pétales autour de leurs pistils jaunes, brillèrent subitement sur une branche transversale qui barrait le chemin aux jeunes femmes. Sigognac les cueillit et les offrit galamment à l’Isabelle et à la Sérafine, en disant : « Je ne croyais pas mon parterre si fleuri que cela ; il n’y pousse que de mauvaises herbes, et l’on n’y peut faire que des bouquets d’ortie et de ciguë ; c’est vous qui avez fait éclore ces deux fleurettes,