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LE CHARIOT DE THESPIS.

que le voisinage de jolies femmes lui fantasiât la cervelle. Nous croirions plutôt qu’un vague projet commençait à se dessiner dans son esprit et le tenait éveillé et perplexe. La venue de ces comédiens lui semblait un coup du sort et comme une ambassade de la Fortune pour l’inviter à sortir de cette masure féodale où ses jeunes années moisissaient dans l’ombre et s’étiolaient sans profit.

Le jour commençait à se lever, et déjà des lueurs bleuâtres filtrant par les vitres à mailles de plomb, faisaient paraître la lumière des lampes près de s’éteindre d’un jaune livide et malade. Les visages des dormeurs s’éclairaient bizarrement à ce double reflet et se découpaient en deux tranches, de couleurs différentes, comme les surcots du moyen âge. Le Léandre prenait des tons de cierge jauni et ressemblait à ces Saint-Jean de cire emperruqués de soie et dont le fard est tombé malgré la montre de verre. Le Tranche-montagne, les yeux fermés exactement, les pommettes saillantes, les muscles des mâchoires tendus, le nez effilé comme s’il eût été pincé par les maigres doigts de la mort, avait l’air de son propre cadavre. Des rougeurs violentes et des plaques apoplectiques marbraient la trogne du Pédant ; les rubis de son nez s’étaient changés en améthystes, et sur ses lèvres épaisses s’épanouissait la fleur bleue du vin. Quelques gouttes de sueur, roulant à travers les ravines et les contrescarpes de son front, s’étaient arrêtées aux broussailles de ses sourcils grisonnants ; les joues molles pendaient flasquement. L’hébétation d’un som-