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OÙ LE ROMAN JUSTIFIE SON TITRE.

« Mes premiers pas sur la scène, dit en riant le Baron, ont pour spectateurs des veaux et bêtes à cornes ; il y aurait de quoi humilier mon amour-propre, si j’en avais.

— Et ce ne sera pas, répondit Bellombre, la dernière fois que vous aurez un tel public ; il y a toujours dans la salle des imbéciles et des maris. »

Pour un novice Sigognac ne jouait point trop mal, et l’on sentait qu’il se formerait vite. Il avait la voix bonne, la mémoire sûre, et l’imagination assez lettrée pour ajouter à son rôle ces répliques qui naissent de l’occasion et donnent de la vivacité au jeu. La pantomime le gênait davantage, étant fort entremêlée de coups de bâton, lesquels révoltaient son courage, encore qu’ils ne vinssent que de bourrelets de toile peinte remplis d’étoupe ; ses camarades, sachant sa qualité, le ménageaient autant que possible, et cependant il se courrouçait malgré lui, faisant terribles grimaces, horrifiques froncements de sourcils et regards torves.

Puis, se rappelant tout à coup l’esprit de son rôle, il reprenait une physionomie lâche, effarée, et subitement couarde.

Bellombre, qui le regardait avec l’attention perspicace d’un vieux comédien expert et passé maître, lui cria de sa place : « Gardez de corriger en vous ces mouvements qui viennent de nature ; ils sont très-bons et produiront une variété nouvelle de matamore. Quand vous n’éprouverez plus ces bouillons colérés et indignations furieuses, feignez-les par artifice : Fracasse, qui est le personnage que vous avez à créer,