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LE CHÂTEAU DE LA MISÈRE.

elles avaient été en drap, en ratine ou en serge. Toute villosité avait disparu dès longtemps de ces culottes chauves ; jamais menton d’eunuque ne fut plus glabre. Des reprises assez visibles, et faites par une main plus habituée à tenir l’épée que l’aiguille, fortifiaient les endroits faibles, et témoignaient du soin qu’apportait le possesseur de ce vêtement à en pousser la longévité jusqu’aux dernières limites. Pareilles à Nestor, ces grègues séculaires avaient vécu trois âges d’homme. De fortes probabilités portent à croire qu’elles avaient été rouges, mais ce point important n’est pas absolument prouvé.

Des semelles de corde rattachées par des lacets bleus à un bas de laine dont le pied était coupé servaient de chaussures à Pierre et rappelaient les alpargatas espagnoles. Ces grossiers cothurnes avaient sans doute été choisis comme plus économiques que le soulier à bouffette ou la botte à pont-levis ; car une stricte, froide et propre pauvreté se trahissait dans les moindres détails de l’ajustement du bonhomme et jusque dans sa pose d’une résignation morne. Le dos appuyé au pan intérieur de la cheminée, il avait croisé au-dessus de son genou ses grosses mains rougies de tons violacés comme des feuilles de vigne à la fin de l’automne, et faisait un pendant immobile au chat. Béelzébuth, accroupi dans la cendre, en face de lui, d’un air famélique et piteux, suivait avec une attention profonde le bouillonnement asthmatique de la marmite.

« Le jeune maître tarde bien à venir aujourd’hui, murmura Pierre, en voyant à travers les vitres enfu-