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LE CAPITAINE FRACASSE.

si bien que Blazius remarquant la mine distraite du camarade lui demanda à quoi il songeait.

« Je songe, répondit le Tyran, à Milo Crotoniate qui tua un bœuf d’un coup de poing et le mangea dans une seule journée. Cet exploit me plaît, et je me sens capable de le renouveler.

— Par malheur il manque le bœuf, fit Scapin en s’introduisant dans la conversation.

— Oui, répliqua le Tyran, je n’ai que le poing… et l’estomac. Oh ! bienheureuses les autruches qui se sustentent de cailloux, tessons, boutons de guêtres, manches de couteaux, boucles de ceinture et telles autres victuailles indigestes pour les humains. En ce moment, j’avalerais tous les accessoires du théâtre. Il me semble qu’en creusant la fosse de ce pauvre Matamore j’en ai creusé une en moi-même tant large, longue et profonde que rien ne la saurait combler. Les anciens étaient fort sages, qui faisaient suivre les funérailles de repas abondants en viandes, copieux en vins pour la plus grande gloire des morts et meilleure santé des vivants. J’aimerais en ce moment accomplir ce rite philosophique très-idoine à sécher les pleurs.

— En d’autres termes, dit Blazius, tu voudrais manger. Polyphème, ogre, Gargantua, Gouliaf, tu me dégoûtes.

— Et toi, tu voudrais bien boire, répliqua le Tyran. Sable, éponge, outre, entonnoir, barrique, siphon, sac à vin, tu excites ma pitié.

— Qu’une fusion à table des deux principes serait douce et profitable ! dit Scapin d’un air conciliateur.