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VII

OÙ LE ROMAN JUSTIFIE SON TITRE


On marcha d’abord aussi vite que le permettaient les forces du vieux cheval restaurées par une bonne nuit d’écurie et l’état de la route couverte de la neige tombée la veille. Les paysans malmenés par Sigognac et le Tyran pouvaient revenir à la charge en plus grand nombre, et il s’agissait de mettre entre soi et le village un espace suffisant pour rendre la poursuite inutile. Deux bonnes lieues furent parcourues en silence, car la triste fin de Matamore ajoutait de funèbres pensées à la mélancolie de la situation. Chacun songeait qu’un beau jour il pourrait ainsi être enterré sur le bord du chemin, parmi les charognes, et abandonné aux profanations fanatiques. Ce chariot poursuivant son voyage symbolisait la vie, qui avance toujours sans s’inquiéter de ceux qui ne peuvent suivre et restent mourants ou morts dans les fossés. Seulement le symbole rendait plus visible le sens caché, et Blazius, à qui la langue démangeait, se mit à moraliser sur ce thème avec force citations, apophthegmes et maximes que ses rôles de pédant lui suppéditaient en la mémoire.

Le Tyran l’écoutait sans sonner mot et d’un air refrogné. Ses préoccupations suivaient un autre cours,