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EFFET DE NEIGE.

le goulot entre les lèvres violettes du Matamore ; mais les dents restèrent obstinément serrées, et la liqueur cordiale rejaillit en gouttes rouges par les coins de la bouche. Le souffle vital avait abandonné à jamais cette frêle argile, car la moindre respiration eût produit une fumée visible dans cet air froid.

« Ne tourmentez pas sa pauvre dépouille, dit Sigognac, ne voyez-vous pas qu’il est mort ?

— Hélas ! oui, répondit Blazius, aussi mort que Chéops sous la grande pyramide. Sans doute, étourdi par le chasse-neige et ne pouvant lutter contre la fureur de la tempête, il se sera arrêté près de cet arbre, et comme il n’avait pas deux onces de chair sur les os, il aura bientôt eu les moelles gelées. Afin de produire de l’effet à Paris, il diminuait chaque jour sa ration, et il était efflanqué de jeûne plus qu’un lévrier après les chasses. Pauvre Matamore, te voilà désormais à l’abri des nasardes, croquignoles, coups de pieds et de bâton à quoi t’obligeaient tes rôles ! Personne ne te rira plus au nez.

— Qu’allons-nous faire de ce corps ? interrompit le Tyran, nous ne pouvons le laisser là sur le revers de ce fossé pour que les loups, les chiens et les oiseaux le déchiquètent, encore que ce soit une piteuse viande où les vers mêmes ne trouveront pas à déjeuner.

— Non certes, dit Blazius ; c’était un bon et loyal camarade, et comme il n’est pas bien lourd, tu vas lui prendre la tête, moi je lui prendrai les pieds, et nous le porterons tous deux jusqu’à la charrette.