Page:Gautier - Le capitaine Fracasse, tome 1.djvu/195

Cette page a été validée par deux contributeurs.
187
CHEZ MONSIEUR LE MARQUIS.

chent souvent des aversions profondes et des inimitiés réelles. Aussi, la pièce finie, il complimenta la jeune comédienne d’un air contraint dont elle s’aperçut et n’eut pas de peine à deviner la cause.

« Vous jouez les amoureuses d’une admirable sorte, Isabelle, et l’on pourrait s’y méprendre.

— N’est-ce pas mon métier ? répondit la jeune fille en souriant, et le directeur de la troupe ne m’a-t-il pas engagée pour cela ?

— Sans doute, dit Sigognac ; mais comme vous aviez l’air sincèrement éprise de ce fat qui ne sait rien que montrer ses dents comme un chien qu’on agace, tendre le jarret et faire parade de sa belle jambe !

— C’était le rôle qui le voulait ; fallait-il pas rester là comme une souche avec une mine disgracieuse et revêche ? n’ai-je pas d’ailleurs conservé la modestie d’une jeune fille bien née ? Si j’ai manqué en cela, dites le-moi, je me corrigerai.

— Oh ! non. Vous sembliez une pudique demoiselle, soigneusement élevée dans la pratique des bonnes mœurs, et l’on ne saurait rien reprendre à votre jeu si juste, si vrai, si décent, qu’il imite, à s’y tromper, la nature même.

— Mon cher Baron, voici que les lumières s’éteignent. La compagnie s’est retirée, et nous allons nous trouver dans les ténèbres. Jetez-moi cette cape sur les épaules et veuillez bien me conduire à ma chambre. »

Sigognac s’acquitta sans trop de gaucherie, quoique les mains lui tremblassent un peu, de ce métier nouveau pour lui de cortejo d’une femme de théâtre, et ils