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LE CAPITAINE FRACASSE.

Fatigué de ces contorsions burlesques, le galant envoya d’un coup de pied rouler le fanfaron à l’autre bout du théâtre, et se retira après avoir salué Isabelle avec une grâce exquise.

Matamore, tombé sur le dos, remuait ses membres grêles comme une sauterelle retournée. Quand, avec l’aide de son valet et de Pandolphe, il se fut dressé sur ses pieds, et bien assuré que Léandre était parti, il s’écria d’une voix haletante et comme entrecoupée par la rage :

« De grâce, Scapin, cercle-moi avec des bardes de fer ; je crève de fureur, je vais éclater comme une bombe ! Et toi, lame perfide, qui trahis ton maître au moment suprême, est-ce ainsi que tu me récompenses de t’avoir toujours abreuvée du sang des plus fiers capitaines et des plus vaillants duellistes ! Je ne sais à quoi il tient que je ne te brise en mille morceaux sur mon genou, comme lâche, parjure et félonne ; mais tu m’as voulu faire comprendre que le vrai guerrier doit rester sur la brèche, et ne pas s’oublier en des Capoues d’amour. En effet, cette semaine je n’ai défait aucune armée, je n’ai combattu ni orque, ni dragon, je n’ai pas fourni à la mort sa ration de cadavres, et la rouille est venue à mon glaive : rouille de honte, soudure d’oisiveté ! Sous les propres yeux de ma belle ce béjaune me nargue, m’insulte et me provoque. Leçon profonde ! enseignement philosophique ! apologue moral ! Désormais je tuerai deux ou trois hommes avant de déjeuner, pour être sûr que ma rapière joue librement. Fais-m’en souvenir.