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CHEZ MONSIEUR LE MARQUIS.

généalogique des maisons qu’ils couvrent et protègent de leur ombre.

Certes le bon Sigognac n’avait jamais senti les dents venimeuses de l’envie mordre son honnête cœur et y infiltrer ce poison vert qui bientôt s’insinue dans les veines, et, charrié avec le sang jusques au bout des plus minces fibrilles, finit par corrompre les meilleurs caractères du monde. Cependant il ne put refouler tout à fait un soupir en songeant qu’autrefois les Sigognac avaient le pas sur les Bruyères, pour être de noblesse plus antique et déjà notoire au temps de la première croisade. Ce château frais, neuf, pimpant, blanc et vermeil comme les joues d’une jeune fille, adorné de toutes recherches et magnificences, faisait une satire involontairement cruelle du pauvre manoir délabré, effondré, tombant en ruine au milieu du silence et de l’oubli, nid à rats, perchoir de hiboux, hospice d’araignées, près de s’écrouler sur son maître désastreux qui l’avait quitté au dernier moment, pour ne pas être écrasé sous sa chute. Toutes les années d’ennui et de misère que Sigognac y avait passées défilèrent devant ses yeux, les cheveux souillés de cendre, couvertes de livrées grises, les bras ballants, dans une attitude de désespérance profonde et la bouche contractée par le rictus du bâillement. Sans le jalouser, il ne pouvait s’empêcher de trouver le marquis bien heureux.

En s’arrêtant devant le perron, le chariot tira Sigognac de cette rêverie qui n’avait rien de fort réjouissant. Il chassa du mieux qu’il put ces mélancolies