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le second rang du collier

un homme d’aspect tranquille et débonnaire, au grand front luisant, aux yeux bleus pleins de douceur, vêtu de la redingote à soutaches, et chaussé, par-dessus le pantalon, de bottes nationales. Comme Liszt il a son Hermann, son Puzzi, l’élève de prédilection qui l’accompagne, une sorte de page aux cheveux blonds, dont le type rappelle les dessins de Valerio. Dans le repos de la causerie à laquelle il participait avec une originalité spirituelle, Kemenyi a joué une Polonaise de Chopin, et les Rhapsodies hongroises de Liszt d’une façon vraiment merveilleuse. Sous son archet, ces mélodies bizarres et charmantes prenaient un accent profond, intime, pénétrant, exotique pour nous, national pour lui, d’un effet irrésistible. En les écoutant, on songe aux bohémiens, sur la bruyère de Lenau, si libres, si insouciants, si fantasques, qui rendent, de leur violon, ces airs vagues comme des chants d’oiseaux qui donnent la nostalgie de la vie errante. Rien de plus étrange, de plus capricieux, de plus romantique, et de plus délicieusement fou. Il y a des motifs d’une suavité, d’une fraîcheur et d’une tendresse adorables, qui semblent les chants de nourrice du monde enfant, et qui se bercent comme dans un hamac ; d’autres qui fuient brusquement comme des chevreuils à travers la forêt des trilles, des arpèges et des appoggiatures, et qu’on voit reparaître par places dans les interstices des broderies musicales.

Remenyi possède une irréprochable justesse de son ; les notes les plus hasardées dans les mouvements les plus rapides, lorsque l’archet échevelé bondit sur les cordes comme en délire, sortent toujours nettes et pures, et cette musique si difficile est jouée par lui avec une aisance magistrale.

Certes, la Polonaise de Chopin, les Rhapsodies hongroises de Liszt auraient dû nous contenter ; mais nous nourrissions un secret désir, celui d’entendre la Marche de Rakoczy, que Remenyi nous avait jouée déjà, et, au risque d’être indiscret, nous lui demandâmes de nous la dire encore.

Remenyi, après s’être excusé d’exécuter sur quatre maigres cordes cet air si magnifiquement orchestré par Berlioz, — présent à la soirée, — prit son violon et commença par une espèce de prélude plein de rumeurs sourdes, de frémissements indistincts, de lamentations vagues, de bruits d’orage, de résonnances d’armures, de galops de cavaliers, de