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LE PARAVENT DE SOIE ET D’OR

— Qui ? grogna Rouille-des-Bois, qui ? moins qu’un homme, un chien.

À ces paroles, Perle-Fine se précipita anxieusement vers son oncle et lui dit :

— Il vous a mordu ?

— Non. Écoute : J’étais loin de la maison, ce matin, occupé d’affaires malgré mon âge — il faut bien gagner notre misérable existence ! — L’heure du repas était passée et, comme je n’avais rien pris, par économie, à cause de ce dîner, j’étais bien faible. En traversant le marché, j’avise un rôtisseur qui venait de poser sur un plat un beau canard, tout fumant, bien doré, dont l’odeur seule vous réconfortait. Je m’approche, et, sous prétexte de le marchander, j’empoigne le canard dans ma main droite, et j’y enfonce mes cinq doigts jusqu’à ce qu’ils soient copieusement imbibés de jus ; puis je m’éloigne, sans acheter le canard, naturellement ; j’entre dans une boutique voisine et, m’asseyant sur un escabeau, je me fais servir un bol de riz. Tu vois d’ici quel repas succulent ! À chaque cuillerée, je suçais un de mes doigts, mais après la quatrième cuillerée, fatigué par la marche, étourdi, peut-être par la bonne chère, je m’endormis profondément. Voilà-t-il pas que pendant mon sommeil un misérable chien vint lécher mon cinquième doigt, le pouce ! le meilleur ! Quand je m’aperçus de ce vol, la colère me prit à la gorge… Ah ! je ne veux plus y penser.

Perle-Fine s’efforça de ne pas rire et dit à son