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LE PRINCE À LA TÊTE SANGLANTE

désespoir, il me faut l’arracher au mystère, déchirer son linceul de silence, hélas ! ramener au jour l’enseveli avec l’épouvante de le retrouver vivant !… Tu le veux, il le faut… Oui, nous étions, comme tu l’as dit, des fleurs d’un même arbuste, buvant la même sève, baignés dans le même rayon. Te souviens-tu de l’ardeur croissante qui nous brûlait à mesure que nous découvrions la vie, la beauté des choses, la sagesse des penseurs, la divinité des poètes ? C’était comme une nouvelle naissance, l’éclosion de notre esprit. Fleurs d’abord et liés au rameau natal, nous devenions papillons, libres ailes envolées dans la lumière, et, avec une folle ivresse, nous prenions possession du printemps.

— Oui, dit la reine, oh ! oui, je me souviens ! Tout fut sombre depuis cette aurore, depuis qu’un ouragan dispersa nos ailes, pétales arrachés aux fleurs !… Des siècles avaient passé, pendant lesquels les maîtres de l’Annam, les conquérants chinois, nous opprimaient au nom de l’empereur suzerain ; mais nous étions faits au joug et il nous semblait léger. C’est alors que parut un nouveau gouverneur, qui, dans une frénésie tyrannique, se mit à bouleverser le pays ; tout ce qui était noble ou vertueux, tout ce qui s’élevait par l’esprit et le courage, fut abattu, humilié, bafoué ; la démence régnait avec la débauche et l’épouvante ; le Chinois fut pris en haine…

— Aux Chinois pourtant nous devions le plus beau