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LE PRINCE À LA TÊTE SANGLANTE

des chars de guerre, le piétinement cadencé des chevaux en marche et le heurt assourdi des armes.

Non, ce n’est pas cela.

De l’autre côté de l’étang un frangipanier, merveilleusement, s’épanouit : aux branches nues, rien que des fleurs, de petites fleurs jaunes et blanches d’un adorable parfum ; et l’arbuste, dans l’eau trouble, se reflète, il n’est plus là qu’une fumée ; mais tout un peuple d’abeilles, d’insectes et de papillons tourbillonne dans les branches fleuries, avec quel tumulte et quelle joie ! Ils se gorgent, se saoulent, s’affolent ; les ailes vibrent ou palpitent ; des gouttes d’or, des émeraudes, des flammes, fondent sur les pétales embaumés, les mordent, sucent la salive mielleuse, pétrissent la pulpe tendre gonflée d’un lait amer : par moments l’arbre semble se secouer, rejeter ces insatiables ; mais elles se ruent de nouveau, toujours avides, avec un frémissement plus sonore.

Le pasteur sourit et ferme à demi les yeux.

Les gourmandes abeilles, donnant l’assaut à cet arbre, lui semblent imiter le bruit des chars de guerre, répercuté dans les gorges des montagnes !… Et pourquoi pense-t-il à la guerre ?… Les abeilles n’y pensent pas. Il veut, comme elles, l’inconscient bonheur dans l’inconsciente nature. Inconnu, perdu dans l’ensemble des choses, n’est-il pas pareil à l’insecte ?… moins que lui.