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son cheval ou pour sa mule. Mais je me rappelle bien mieux la salle où l’on s’assied devant des tables délicieusement odorantes de viandes et de poissons. Réminiscences savoureuses ! quels repas ! Les pâtés, les volailles succèdent sans relâche aux confitures, aux gâteaux, aux pistaches, aux noisettes sèches, et le tiède vin de riz frissonne clairement dans les tasses. On boit, on fume, on chante. Toute l’auberge est pleine de joie et de vie. Des cou-lis entrent, sortent, se culbutent, se querellent, jettent des paquets, réclament de l’argent. Les voyageurs appellent, s’informent et s’irritent. On voit s’engouffrer sous la grande porte des chaises à porteurs que des chariots renversent, des chameaux, des mulets, des ânes. Injures, piétinements, coups de fouet jaillissent et se croisent. Des mendiants qui se sont insinués dans la cour glapissent aigrement leurs infirmités douteuses. Le seigneur Kong-Pang-Tcha, parmi le tumulte, vocifère des ordres, que ses serviteurs répètent en hurlant ; de jeunes garçons chantent sur un ton aigu le compte des voyageurs prêts à partir ; et, en même temps, tous les chiens du voisinage s’imaginent qu’il est de leur devoir d’aboyer à perdre haleine ; de sorte que, tout en mangeant, fût-on morose comme les pénitents qui se macèrent dans la Vallée du Daim Blanc, on se sent pris d’un rire inextinguible. Puis, le soir vient, les bruits s’apaisent, les voyageurs se retirent dans les appartements intérieurs. Là, les corps fatigués s’enroulent dans les couvertures, et l’obscurité des songes est doucement illuminée par la blancheur des lanternes suspendues