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quelquefois atteignaient la foule, de sorte que plus d’un spectateur, baissant les yeux, voyait que ses larges semelles blanches étaient devenues toutes rouges.

Dans un angle du carrefour, entre Ko-Li-Tsin et Yo-Men-Li, le laboureur Ta-Kiang était assis sur une pierre. Farouche et superbe encore, il semblait un tyran sanguinaire qui assiste à un carnage ordonné par lui. Cependant c’était sa gloire qu’il voyait crouler, c’était son armée qu’on égorgeait sous ses yeux, et lui-même, un supplice honteux l’attendait.

Ta-Kiang, Ko-Li-Tsin et Yo-Men-Li, étant les plus coupables, devaient mourir après leurs complices. Comme la goutte après la goutte dans une horloge à eau, chaque tête, en tombant, comptait une minute de leur heure dernière.

Yo-Men-Li était affaissée sur les dalles, aux pieds de Ta-Kiang, et levait vers lui de grands yeux désolés. De temps en temps, avec la régularité du flux et du reflux d’une mer, un flot de sang venait mouiller les pieds et souiller la robe de la jeune fille ; mais elle n’y prenait point garde. Elle n’avait point le temps de prendre garde à cela. Elle ne songeait pas non plus que bientôt son tour viendrait, qu’il lui faudrait s’agenouiller devant le bourreau hideux, qu’elle sentirait la tiédeur du glaive ruisselant sur son cou pur comme le jade, que sa jolie tête tomberait et irait se mêler aux têtes fauves des soldats, ni qu’elle était une faible enfant irresponsable de ses actions, ni qu’elle avait seize ans et