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LE DRAGON IMPÉRIAL

se précipite ; la flèche impétueuse ne sait pas quel cœur elle va percer. Mais il sentait que la détente irrésistible dont il était lancé le décochait vers un but certain et que sa volonté s’adaptait à la destinée. Or, son désir, indéfini encore, était immense. Ses vieux parents, sa cabane, Yo-Men-Li, qu’était-ce que cela ? Le passé, l’oubli, la fumée d’un feu éteint ; il voyait s’allumer l’avenir. D’ailleurs, fatal, il ne concevait ni espérance ni joie, ayant la certitude et l’orgueil. Avant l’entreprise il jouissait du succès. Ses grandeurs étaient en lui, virtuelles. Des batailles futures se tordaient, furieuses dans le champ de sa pensée ; il sentait déjà sur sa tête comme un poids de couronne, et ses mains tenaient un grand faisceau de puissances et de victoires.

Cependant il traversait solitairement le champ de Chi-Tse-Po, sur un vieux cheval las, à la tête humble, au pas boiteux.

La nuit était venue. Une dernière lueur s’éteignait du côté de l’occident. La plaine semblait une mer obscure et immobile.

Ta-Kiang, dans l’ombre, dévia du chemin où il s’était engagé. « Lorsque les Bouddhas vous égarent, pensa-t-il, ils vous mettent dans la bonne route. » Mais son cheval marchait avec peine dans les terres fraîchement remuées et buttait à chaque pas. Le voyageur tourna la tête dans l’espérance d’apercevoir un sentier ; il vit dans les ténèbres deux personnes à cheval qui s’avançaient vers lui.

— Qui vient là ? cria-t-il en faisant halte.

— Frère, dit une voix qui était celle de Ko-Li-Tsin,