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le collier des jours

maison, qui devint bientôt un lieu de prédilection.

Le père Rigolet, le vieux canonnier de l’Empire, avait là son quartier général. Assis sur les marches, fumant sa pipe, il finissait de vivre, oisif, puisque son ouvrage à lui était fini. Doux, craintif, isolé dans le silence de sa surdité, il repensait, sans doute, à tant de choses qu’il avait vues, en laissant vaguer son regard sur cette plaine déserte. Quelques vestiges militaires se retrouvaient dans son costume : sa blouse bleue était serrée par un ceinturon à boucle de cuivre et une médaille était épinglée sur la toile déteinte. Il avait une bonne grosse tête, toute ronde, avec de larges oreilles rouges. Ce brave homme m’intéressait beaucoup ; en le regardant, je le trouvais comique ; mais ce qu’on disait de lui me faisait bien voir qu’il était autre chose que les autres. J’aurais bien voulu savoir comment avait fait le canon pour le rendre sourd. Aussi, bien souvent, je me haussais jusqu’à l’embouchure énorme de son oreille, d’où jaillissait un bouquet de poils gris qui me donnait tant envie de rire, et je lui criais de toutes mes forces :

— Père Rigolet, raconte-moi des choses !

Alors, il retirait sa pipe ; sa bouche molle s’ouvrait largement, dans un rire sans dents :

— Ah ! oui ! Ah ! oui ! disait-il.