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Laisse le spectateur dans le doute s’il veille,
Ou si, bercé d’un rêve, en lui-même il sommeille.
Voilà comme Durer, le grand maître allemand,
Philosophiquement et symboliquement,
Nous a représenté, dans ce dessin étrange,
Le rêve de son cœur sous une forme d’ange.
Notre mélancolie, à nous, n’est pas ainsi ;
Et nos peintres la font autrement. La voici :
— C’est une jeune fille et frêle et maladive,
Penchant ses beaux yeux bleus au bord de quelque rive,
Comme un wergeis-mein-nicht que le vent a courbé ;
Sa coiffure est défaite, et son peigne est tombé,
Ses blonds cheveux épars coulent sur son épaule,
Et se mêlent dans l’onde aux verts cheveux du saule ;
Les larmes de ses yeux vont grossir le ruisseau,
Et troublent, en tombant, sa figure dans l’eau.
La brise à plis légers fait voler son écharpe,
Et vibrer en passant les cordes de sa harpe ;
Un album, un roman près d’elle sont ouverts :
Car la mode la suit jusque dans ses déserts.
Notre Mélancolie est petite-maîtresse,
Elle prend des grands airs, elle fait la princesse ;
Elle met des gants blancs et des chapeaux d’Herbault ;
Elle est née, et ne voit que des gens comme il faut ;