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NOTES ET VARIANTES

tombe plus d’un homme parmi les chrétiens. Lorsque Roland vit ses hommes tomber ainsi, il courut tout au milieu de l’armée, et frappa des deux mains ; Oliver en fit autant. Et Roland dit à Oliver : « Restons ensemble, le jour est venu où nous devons mourir. Dieu veuille nous accorder que l’Empereur le sache ! Prie Dieu qu’il nous fasse miséricorde. » L’Archevêque dit : « Il a été trouvé dans les vieux livres que nous devons être tués pour la cause de la sainte foi. Nous ne sommes plus maintenant que soixante hommes. »

Roland fit serment, et dit : « Il faut que les païens disent, avant que nous mourions, qu’ils nous ont encore acheté bien cher ; » et il dit à Oliver : « Je vais souffler dans mon cor ; l’Empereur retournera en arrière et viendra à notre secours. » Oliver répondit : « Ce n’est pas mon avis, et jamais tu n’amèneras ma sœur dans ta couche, si tu fais cela, » Roland lui dit : « Tu es conrroucé, beau-frère. » Oliver répondit : « Tu as un cœur vaillant, mais point de sagesse. Voilà ici maint chrétien immolé pour ton orgueil ; si tu avais soufflé dans ton cor lorsque je t’en ai prié, l’Empereur serait arrivé sur-le-champ à notre secours, et maintenant le roi Marsilius et tous ses gens seraient occis. » Alors l’archevêque Turpin leur dit : « Chers amis, ne soyez point courroucés. Le jour est venu que nous devons tous mourir pour la cause de Dieu ; or il importe fort peu que tu souffles dans ton cor ou non, à moins que tu n’y souffles pour que l’Empereur puisse venir venger notre mort. » Roland dit : « Je veux souffler au nom de Dieu ! » et alors il souffla si haut que l’Empereur l’entendit ; et cependant il y avait entre eux la distance de quinze milles de France.

Lorsque l’Empereur entendit le cor, il dit : « Voilà que Roland combat, et mes hommes. » Gevelon répondit : « Sire Empereur, tu parles étrangement ; Roland peut bien souffler dans son cor, s’il voit seulement un lièvre courir, ou toute autre bête. » Roland souffla encore une autre fois. Alors l’Empereur dit : « Roland ne soufflerait pas si fort, s’il n’avait pas besoin de le faire. » Le comte Gevelon répondit : « Tu as beau être vieux, tu es encore bien incrédule. Tu connais bien la grande fierté de Roland : il souffle souvent pour bien peu de chose. » Roland sonna une troisième fois si serré et si dur, que le sang jaillit de son nez et de sa bouche, et que sa cervelle lui sortit par les tempes. Alors l’Empereur dit : « Ce cor a un cruel son. » Le duc Neimis lui répondit : « Tu dois tenir pour certain, Sire, que Roland se trouve en grande angoisse. » L’Empereur fit sur-le-champ saisir le comte Gevelon, le fit enfermer dans une tour et partit pour Runtseval avec toute son armée.

Alors Roland dit à Oliver : « Maintenant tu peux voir que l’Empereur a perdu ici beaucoup de ses meilleurs hommes : il nous faut mou-