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INTRODUCTION

complut ; le xiie ne s’y déplut pas trop. Mais voici le XIIIe : tout change. Le nombre des lettrés augmente. On veut bien encore écouter, mais on lit. Les assonances ne suffisent plus ; la rime devient nécessaire, la rime qui s’empare de toute la dernière syllabe, la rime qui est une assonance perfectionnée et, disons le mot, une « assonance pour les yeux ».

Voilà le point de départ nécessaire de tous nos rajeunisseurs, voilà la raison d’être, voilà l’origine de tous les remaniements de nos Épopées, et, en particulier, de notre Roland. C’est là le point capital qu’il faut mettre en lumière. Tout est sorti de là. Dès que le plus ancien des rajeunisseurs eut, pour la première fois, touché à une assonance de Roland pour la transformer en rime, ce jour-là même tout fut perdu. Cette seule modification en entraîna cent autres, et toute la physionomie de notre vieille Épopée fut irrémédiablement changée. Nous allons le démontrer.

Le rajeunisseur est à l’œuvre… Il ouvre le vieux poëme, et en lit toute la première laisse : « Comment ! voici magne, dit-il, qui rime avec fraindre, et ateignet avec enaimet : c’est intolérable, et presque scandaleux. Mes lecteurs ne veulent plus de ces consonances ridicules, et mes auditeurs eux-mêmes sont devenus moins faciles. Allons, allons, je vais faire rimer en aigne tous les vers de ce couplet. » Et il le fait. Il y va même d’un tel train qu’il écrit treize vers au lieu de neuf. Mais ce résultat est loin de lui déplaire : « Passons, dit-il, au deuxième couplet. » Et il le lit dans le petit manuscrit qu’il a sous les yeux, et où est le texte original. « Hem ! hem ! ajoute ici notre homme en se grattant la tête, que ferais-je bien de ces rimes en uce, umbre, unte, umpe, etc. etc. ? Vais-je choisir entre elles la plus commode, ainsi que je l’ai fait pour le premier couplet ? Mais la plus commode, hélas ! me paraît fort incommode. Bast ! je vais faire un coup d’état et changer toutes les assonances de ce second couplet. Cette laisse sera en er. En er, c’est si facile ! » Et il écrit bravement ses vingt vers au lieu de quatorze. Là-dessus, il se frotte les mains et paraît fort content de lui.